Henry Miller raconte qu'à chaque fois qu'il effectue un trajet, commence dans sa tête l'écriture d'un livre. Je me rend compte que ce même phénomène se produit chez moi. C'est simple : à chaque fois qu'il s'agit de marcher jusque chez moi, jusqu'au lycée, jusqu'au métro, toujours sans baladeur mp3, les mains agrippés à la sangle de ma besace, mon esprit se met à travailler comme jamais, à la façon d'une machine à laver qui arrive à la fin de son programme et qui tape un dernier sprint avant de s'arrêter. Mes meilleures pensées me sont toujours venues soit pendant ces pénibles et interminables trajets (j'ai failli dire "promenade" mais il s'agit ici de trajets qui me sont imposés, je ne prend pas l'air) soit les soirs d'insomnie, allongée dans mon lit à attendre que ça vienne.
Ces pensées sont tellement mais tellement nombreuses que quand je n'ai pas de quoi écrire, je m'efforce de toutes les retenir au moyen de mot-clés, une fois chez moi je bondis sur mon carnet, saisissant au vol un Bic débouchonné dans mon pot de crayons, et je recrache tout en pensant qu'un jour tout cela constituera la base d'un roman, enfin d'un truc important pour moi et pour les autres. Sinon ça m'arrive très souvent de les écrire dans les brouillons SMS de mon portable.
Danc l'extrait ci-dessous Henry Miller parle de ce livre désincarné mais aussi d'évasion, de sa profonde haine du travail (omniprésente dans le livre) mais aussi et surtout de l'envie comme de l'urgence d'écrire. Vous n'êtes pas obligés de lire ce passage, je vois bien que c'est long mais je me disais que beaucoup d'entre nous connaissent ce phénomène-là. Ca me fait penser à Douglas Coupland qui racontait que chaque individu portait une lettre en lui et qu'on pourra la lire seulement si tout au long de sa vie on arrive à être un tant soi peu sincère envers nous-même. souvent j'ai l'impression que toute mon attention et mes forces convergent vers la lecture de cette lettre, de ce livre, comme une obsession.
"Ce que j'avais commencé au milieu du pont de Brooklyn, c'était ce qu'inlassablement j'avais commencé et recommencé autrefois, quand je me rendais à la boutique de mon père : une représentation qui se répétait jour après jour, comme en transe. En un mot, ce que j'avais commencé, c'était un livre - le même livre toujours. Un livre d'heures, le livre de l'ennui et de la monotonie de ma vie, au coeur d'une activité de bête fauve. Durant des années, je n'avais pas pensé une seule fois à ce livre que j'écrivais pourtant chaque jour, de Delancey Street à Murray Hill. Mais en traversant le pont, le soleil couchant, les gratte-ciel luisant doucement comme des cadavres phosphorecents, les souvenirs du passé sertis dans ce paysage...les souvenirs...je me revois passant sur le pont pour me rendre à mon travail, qui était la mort, et le franchissant à rebours encore, pour regagner un foyer qui était une morgue, me récitant Faust par coeur tout en regardant le cimetière en bas, crachant sur le cimetière du haut du métro aérien, et le même employé sur la plate-forme tous les matins, une espèce de crétin, et les autres crétins le nez dans leurs journaux, de nouveaux gratte-ciel en construction, tombeaux tout neufs où travailler et mourir, les bateaux défilant en contrebas, "Fall River Line", "Albany Day Lane", pourquoi diable vais-je travailler ? que ferai-je ce soir ? [...] peut-être chaque fois qu'il m'arrivait de passer là-haut, quelque chose se mettait-il à me haler, me pressant d'en finir et de me faire connaître du monde; toujours est-il que chaque fois qu'il m'arrivait de passer là-haut j'étais véritablement seul, et chaque fois le livre commençait à s'écrire de lui-même, hurlant les choses dont je ne soufflais jamais mot, les pensées que je ne formulais jamais, les entretiens que je n'avais jamais eus, les espoirs, les rêves, les illusions que je ne voulais jamais avouer."